Youssef Girard
Lorsque nous parlons de la perception d’un individu par un autre, cela signifie que nous cherchons à comprendre la relation qu’il y a entre deux sujets d’études. Cette mise en relation nous en dira autant sur la personne décrite ici que le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, que sur celui décrivant cette personne, dans le cadre de cet article de Malek Bennabi.
En effet, celui qui décrit une personne et son action le fait en fonction d’un regard singulier porteur de son identité individuelle propre. Dans le regard de Malek Bennabi sur le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, nous apprenons autant de choses sur le penseur Algérien et sa pensée que sur le président-fondateur de la l’Association des Oulémas et chef de file du mouvement réformateur algérien.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est important de noter que les deux personnages, étudiés ici, sont deux des plus grandes figures de l’Islam de l’Algérie contemporaine. Le cheikh Abde el-Hamid Ben Badis est la grande figure du mouvement réformateur en Algérie.
Il représente, à l’instar du cheikh Mohmmed Abduh en Egypte, le ‘alim de formation classique s’engageant pour la promotion d’une réforme culturelle et religieuse. Malek Bennabi, quant à lui, est la figure même de l’intellectuel musulman connaissant à la fois les références culturelles arabo-islamiques et la culture occidentale.
Cette double culture permit à l’intellectuel Algérien de développer une pensé singulière à la fois proche de celle du mouvement réformateur algérien mais en même temps critique vis-à-vis de celui-ci.
Malek Bennabi était conscient qu’il était difficile pour lui de porter un regard détaché, « neutre », sur l’action d’un homme qu’il avait admiré et qui fut son contemporain. Il reconnaissait qu’il lui manquait le recul du temps pour porter un regard global sur la pensée et l’œuvre du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis.
Selon le penseur Algérien, « parler de Ben Badis alors que l’écho de sa voix vibre encore à nos oreilles, alors que sa figure n’a pas encore pris cette mobilité éternelle qui permet à l’historien de lire ses traits définitifs, est une tâche quelque peu malaisée pour un homme de cette génération. Il faudrait plus de recul. Ben Badis est encore trop près de nous. Son nom nous impose d’abord une image familière de l’homme que nous connaissons. Nous le voyons marcher de son pas menu par les ruelles du vieux Constantine, saluant ce groupe, s’arrêtant à celui-ce pour demander des nouvelles d’un absent ou d’un malade »[1].
Dans les écrits de Malek Bennabi se rapportant au cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, la question, pour l’auteur de « vocation de l’Islam », n’était pas tant de présenter celui-ci dans les détails de son existence que de tirer de la figure du cheikh ce qui pouvait servir à l’édification culturelle, religieuse et même idéologique de ses contemporains.
Cette question était posée par le penseur Algérien dans les premières lignes du premier article qu’il consacra à Abd el-Hamid Ben Badis en 1953 : « comment dégager une figure de Ben Badis qui soit valable pour ses compatriotes qui l’ont connu et pour le postérité ? »[2]. « C’est pourquoi, selon Malek Bennabi, Ben Badis ne doit pas, comme une figure du passé, être relégué dans une galerie rétrospective. Sa présence salvatrice parmi nous doit être comme elle l’était dans le combat islahiste[3]. La présente génération doit reprendre les tâches un peu oubliées avec le même élan créateur de jadis »[4].
Dans cette perspective, Malek Bennabi a étudié la pensée et l’action du fondateur de l’association des Oulémas d’abord dans le but d’inspirer la pensée et l’action de ses contemporains.
Ainsi il affirmait : « ce qui nous intéresse davantage, c’est le sens de sa pensée, de son action dans le cadre social et politique qui se transforme en fonction de cette pensée et cette action »[5]. Pour cela l’intellectuel Algérien voulait « procéder un peu à la manière de A. J. Toynbee en histoire générale, c’est-à-dire, cerner du même trait les causes historiques d’une époque et les effets qu’elles déterminent à travers la pensée et l’action de ses contemporains »[6].
Au milieu des ruines
Malek Bennabi qui fut, selon Anouar Abdel-Malek, « l’un des premiers philosophes sociaux du monde arabe et afro-asiatique de notre temps »[7], mit, dans tous ses écrits sur le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, l’action et la pensée de ce dernier en rapport avec le contexte social qui fut le sien, c’est-à-dire celui de l’Algérie sous domination coloniale. « Ben Badis, écrivait le penseur Algérien, a vécu dans un cadre social et politique qui a fourni assurément toutes les motivations qui l’ont fait agir et penser comme il a agi et pensé. Sa personnalité c’est le prisme à plusieurs facettes qui réfléchit tous les aspects de ce milieu où germent les idées qui vont le transformer »[8].
De fait, dans tous ses écrits de sur Abd el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi ne se contenta pas de faire le portrait du fondateur de l’association des Oulémas mais dressa un véritable « état des lieux » du monde dans lequel évoluait le cheikh de Constantine.
Cet « état des lieux » du monde arabo-islamique en général et de l’Algérie en particulier était sous-tendu par la recherche des causes de l’origine de son asservissement. La décadence, et sa conséquence la colonisation, furent sûrement l’une des origines des réflexions de Malek Bennabi comme de nombreux autres intellectuels arabo-musulmans.
Pour ces hommes de foi et de culture la domination européenne provoqua une véritable « crise occidentale dans la pensée arabo-islamique ». « Pourquoi sommes-nous dominés ? » ; « Qu’est ce qui a provoqué notre chute ? » ; « Où avons-nous failli ? » ; « Comment redresser la situation ? » ; « Comment promouvoir une renaissance politique et culturelle du monde arabo-islamique ? ». Telles étaient les réflexions et les questionnements des intellectuels arabo-musulmans de l’époque[9].
Pour Malek Bennabi, « le monde musulman émerge de l’ère post-Almohade depuis le siècle dernier, sans toutefois retrouver encore son assiette. Comme un cavalier qui a perdu l’étrier et ne parvient pas encore à le reprendre, il cherche son nouvel équilibre. Sa déchéance séculaire, qui l’avait condamné à l’inertie, à l’apathie, à l’impuissance, à la colonisabilité, a conversé néanmoins ses valeurs plus ou moins fossilisées »[10].
L’efficacité de l’idée islamique, écrivait le penseur Algérien, « ira diminuant tout au long de l’ère post-almohadienne, jusqu’au moment où sonnera l’heure du colonialisme dans le monde. Le contact brutal avec la civilisation nouvelle a lieu pour la conscience musulmane dans les pires conditions »[11].
Selon Malek Bennabi, la crise du monde arabo-islamique en général et de l’Algérie en particulier devait être comprise à deux niveaux différents : premièrement, les causes internes de la décadence qui avaient permis la domination par l’impérialisme Occidental et la colonisation ; deuxièmement, l’action propre de la colonisation et de l’impérialisme.
L’une des causes de la décadence interne du monde arabo-islamique, sur laquelle Malek Bennabi insiste particulièrement dans ses écrits sur Abd el-Hamid Ben Badis, était le mysticisme, le maraboutisme, qui avait envahi toute la société maghrébine, maintenue dans un véritable état léthargique depuis le fin de l’ère almohadienne.
Malek Bennabi ne condamnait pas la mystique en tant que telle mais les dérives qui l’avaient transformée en un élixir permettant aux sociétés musulmanes de ne pas affronter les réalités de leur propre défaillance en se réfugiant dans un monde uniquement métaphysique. Le maraboutisme était devenu dans ces conditions une sorte d’ « opium du peuple », pour reprendre une formule devenue célèbre.
De fait, le mouvement islahiste algérien, et Abd el-Hamid Ben Badis à sa tête, s’attacha à combattre avec vigueur le maraboutisme et ses dérives.
Selon l’intellectuel Algérien, « la pensé islahiste s’est traduite surtout dans ce combat contre un mysticisme de Bas-Empire post-almohadien […]. La civilisation musulmane avait perdu son essor depuis longtemps. La pensée mystique musulmane a subi le sort de toutes ses valeurs culturelles, avant d’aboutir avec elle au naufrage où tout s’est englouti, au cours des siècles post-almohadien. Plus que toute autre valeur, elle était exposée à la perte de ses prestiges dans cette dégradation générale »[12].
Pour Malek Bennabi, les dérives de la mystique musulmane étaient l’un des symptômes les plus marquants du déclin du monde arabo-islamique. « Il suffirait de situer la pensée mystique à deux époques, nous dit le penseur Algérien, pour sentir sa chute vertigineuse : l’époque où elle était incarnée par un Hassan El Basri[13] ou un Soufyan Eth-Thouri[14] et l’époque où elle portera une livrée faite de mille pièces pour mobiliser l’austérité du derviche ou du charlatan, aux yeux des foules crédules rêvant d’un paradis à bon marché. Au demeurant la livrée rapiécée sera parfois même sur le dos d’un gai luron comme ce muphti de l’Est européen qu’on voit avec son cafetan symbole de pauvreté, hanter ces hôtels de luxes où descendent les délégations qui viennent à des congrès islamiques, où après toute sa bonne humeur vaut mieux que l’hypocrite bigoterie qui l’entoure.
La pensée mystique n’a pas subi d’ailleurs que ce travestissement vestimentaire risible mais innocent au cours des siècles. D’autres travestissements l’ont déshonorée davantage quand elle fut adoptée comme une fausse clef par ces sectes batinites ismaéliennes[15] et qarmates[16] qui voulaient s’introduire dans la cité musulmane pour la détruire. Et l’on peut se demander ce qu’elle fut réellement dans l’attitude étrange d’un Halladj[17] ou dans l’œuvre énigmatique d’un Mohieddin Ibn Arabi[18] ? En tout cas, après avoir été l’emblème du sursum corda dans une société tendue à la réalisation de l’idéal le plus élevé sur le plan spirituel comme sur plan temporel, la pensée mystique devint le signe d’une société dissoute qui n’avait plus la notion claire de sa place et de sa mission sur terre. Dans les siècles post-almohadiens on devenait mystique par une sorte de panique communiquée à l’âme par le naufrage d’une société qui était à l’heure tragique du sauve-qui-peut »[19].
En plus des causes internes du déclin du monde arabo-islamique, Malek Bennabi met en avant l’impact de la colonisation sur l’environnement social dans lequel le cheikh Ben Badis a évolué. Cet environnement marqué par la défaite et la soumission de l’Algérie à la colonisation française fut, selon le penseur Algérien, un facteur décisif pour la formation intellectuelle et de l’engagement du cheikh de Constantine.
Pour l’auteur de « vocation de l’Islam », le fait qu’Abd el-Hamid Ben Badis vienne de cette ville, durement marquée par l’occupation coloniale, n’était pas anodin. « On peut, écrit Malek Bennabi, alors procéder le long de cette direction à quelques sondages de l’histoire comme on procède pour dresser une carte géographique. Le premier sondage doit se faire au niveau des causes qui ont déterminé la vocation du cheikh. Aucune ville algérienne n’a gardé, comme Constantine, avec la même intensité tragique, le souvenir de l’installation du colonialisme dans ses murs.
Dans le vieux Cirta, un monde détruit, mais dont les vestiges prestigieux subsistaient dans les mœurs, les usages et parfois dans les visages même de ces lieux, n’a pas cessé de parler aux générations qui s’y sont succédées jusqu’à celle de Ben Badis. Le nouvel ordre s’est installé sur ces ruines et ces vestiges. Il faut imaginer ce que sera le choc de cette génération constantinoise qui a vu la mosquée de Salah Bey devenir la cathédrale de la ville… »[20].
C’est dans le désastre de cette Algérie dégénérée par plusieurs siècles de décadence et de soumission à la colonisation française, selon Malek Bennabi, que l’on devait rechercher l’origine de l’action et de la pensée du cheikh Adb el-Hamid Ben Badis ; action et pensée dont le but était de relever ce pays humilié et meurtri par la colonisation. « Ben Badis, affirmait l’intellectuel Algérien, est venu au moment crucial d’une débâcle sans nom. Il est tragique de naître et de méditer parmi les ruines d’un monde anéanti qu’il faut reconstruire »[21]. Malek Bennabi poursuivait : « Ben Badis a médité sur le monde post-almohadien dans sa cité natale au plus sombre de son histoire.
Avec quoi pouvait-il concevoir sa résurrection. La doctrine était claire : ce qui constitue une nation, c’est la foi, la culture, la fierté du passé. Tant qu’un peuple ne les a pas perdues, il est libre même s’il est enchaîné. C’est ce qu’il écrit dans ses séances d’édifications « qui constituent la préface ou l’éditorial de chaque numéro du Chihab[22] »[23].
Ici étaient résumés les thèmes que l’islah algérien défendit tout au long de son histoire : défense de la foi islamique, de l’histoire et de la culture comme fondement de l’identité nationale algérienne.
L’homme de l’islah algérien
Loin de condamner toute forme de mysticisme ou d’ascétisme, Malek Bennabi saluait la profonde spiritualité du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis qui fut, pour le penseur Algérien, le moteur de son engagement en faveur du mouvement réformateur en Algérie : « il était un croyant fervent. C’est assurément ce trait-là qui est essentiel pour l’étude d’une vocation qui marque, si puissamment l’islahisme algérien »[24].
Pour Malek Bennabi, le cheikh Ben Badis était plus qu’un croyant fervent. Il était un véritable mystique au sens le plus noble du terme : « dans le cours de sa vie et dans toutes les alternatives de celle-ci, qu’il médite ou qu’il enseigne, qu’il parle ou qu’il écrive, la figure de Ben Badis garde toujours un trait mystique. A la fin de sa vie, c’est son trait essentiel sinon son unique trait. Pourtant l’idée de présenter un portrait de Ben Badis mystique serait accueillie plutôt comme une originalité dans cette Algérie qui a mené, avec lui et derrière lui le combat de l’Islah »[25].
Ainsi, le penseur Algérien précisait la portée du mysticisme du Cheikh de Constantine : « Ben Badis n’a pas endossé la livrée rapiécée des faux mystiques qui veut frapper l’imagination de ses contemporains. Il a régénéré une authentique valeur culturelle islamique et l’a incarné non pas au-dessus de la mêlée mais au sein d’un combat. Depuis bien des générations une vocation mystique avait signifié une nouvelle rupture au sein d’une société désintégrée, atomisée, réduite en individus. Voici qu’elle reprend avec Ben Badis sa signification à l’époque de Hassan El Basri quand le monde musulman était à l’apogée de sa grandeur temporelle et spirituelle. La pensé mystique était en quelque sorte reformulée dans le feu de l’action islahiste au sein d’une société qui retrouvait peu à peu le sens de sa mission »[26].
En plus de sa fervente croyance et de son mysticisme, Malek Bennabi replaçait l’action du cheikh Constantinois dans le grand mouvement de réforme de la salafiyyah qui avait émergé dans le monde musulman au XIXème siècle, grâce à l’action de Djamal ed-Din al-Afghani.
Pour le penseur Algérien, le cheikh Ben Badis fut le grand introducteur de la pensée de la salafiyyah, née au Machrek, en Algérie : « le vénérable cheikh était revenu, un peu avant la guerre de 1914 de l’Université d’El-Azhar où il avait brillamment achevé ses études commencées à la Zitouna. Or, la vieille et prestigieuse institution égyptienne venait elle-même de subir des transformations radicales pour l’époque sous la direction de son recteur Cheikh Abdou et sous l’influence de Djamal Ed-Din El Afghani. Si bien que lorsque Ben Badis arrivait, il pouvait y trouver les éléments idéologiques de sa vocation »[27].
Tout en replaçant l’action du Cheikh Abd el-Hamid Ben Badis dans la dynamique de la salafiyyah qui touchait l’ensemble du monde musulman, Malek Bennabi mettait en avant les sources spécifiquement algériennes ou maghrébines de la pensée et de l’action du fondateur de l’association des Oulémas.
Peu étudier, ces sources spécifiques de la pensée du cheikh Ben Badis, étaient, pour Malek Bennabi, à l’origine de la spécificité de l’islah algérien. Selon l’intellectuel Algérien, « un autre détail biographique pourrait suggérer une autre réponse. Le cheikh Ben Badis était, on le sait constantinois. Mais on sait aussi que Constantine avait été, vers les années 1895-1900, le centre d’action « islahiste », avant la lettre, grâce à deux personnages dont nous avions évoqué seulement les noms : Cheikh Ben Mehanna et Cheikh Abd El Kader Madjawi. On est donc fondé à se demander si cette action n’avait pas servi de prémisses à l’islahisme proprement dit, soit directement par les propres idées de Ben Badis, soit indirectement dans l’ambiance où il avait grandi. Cela nous mettrait en présence d’une source proprement nord-africaine de tout le mouvement réformateur en Algérie »[28].
Contre certaines tendances islamiques qui refusaient de prendre en compte les spécificités culturelles, sociales et historiques de chaque pays musulman, Malek Bennabi affirmait, en historicisant la pensée babisienne, les spécificités de l’islah algérien. Pour lui, l’islah en Algérie avait pris une couleur, une texture, propre et singulière correspondant à l’identité et à l’histoire particulière de son pays.
Il répondait aussi à des questions lier à la conjoncture sociale particulière de l’Algérie sous domination française depuis 1830.
Cet islah algérien était le résultat du mariage fécond entre le grand mouvement réformateur de le salafiyyah, initié par Djamal ed-Din al-Afghani, et du mouvement de réforme spécifique à l’Algérie, lancé par les Cheikhs Mehanna et Abd el-Kader Madjawi. Ainsi Malek Bennabi affirmait : « L’islahisme a pu aussi, il est vrai par l’intermédiaire de Ben Badis, avoir sa source à la fois au Caire et à Constantine. Et pour notre part, nous croyons qu’il s’agit d’une synthèse »[29].
Cette synthèse, de la salafiyyah et du mouvement réformateur spécifiquement algérien, ne s’est pas uniquement effectuée dans un but intellectuel mais déboucha sur un engagement concret du fondateur de l’association des Oulémas au service d’une action de réforme culturelle et religieuse. L’engagement, mut par la foi, du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis revêtait une importance particulière pour Malek Bennabi. Celui-ci chercha toute sa vie, non à réapprendre la croyance islamique aux musulmans, mais à ce que cette croyance retrouve, ce qu’il appelait, une efficacité c’est-à-dire que la foi islamique fut le moteur d’une action politique, sociale et culturelle permettant le redressement du monde musulman.
Contre une attitude quiétiste, Malek Bennabi voulait redonner à l’Islam sa force mobilisatrice dans une perspective immanente[30]. De fait, La figure du cheikh Ben Badis en tant qu’homme d’action était capitale pour le penseur Algérien.
Ainsi, il affirmait : « nous céderions volontiers à la sollicitation de suivre ses pas. D’abord à son petit bureau de la rue Arbain Chérif où il va rédiger son éditorial. Voici qu’il relève la tête pour écouter ce visiteur, venu de l’intérieur, lui apporter des nouvelles sur la marche de islah dans le pays. Il donnera des instructions à ce collaborateur sur le tirage du numéro du « Chihab » en cours d’impression. Il ira probablement donner ensuite son cours à ses élèves, à cette génération formée à son école et qui compte notamment le poète Hamma El Aïd.
Il ira tout à l’heure encore à ce cercle des fidèles de son cours public, à la petite mosquée de Sidi Kammouch ou de Djemaa Lakhdar. C’est son groupe d’Ansar, son état-major avec lequel il dresse les plans de l’action islahiste et réunit ses moyens. Nous le suivrions volontiers dans cet itinéraire quotidien auquel chaque jour ajoute une variété de péripéties nouvelles, parfois extraordinaires, quand il sera, par exemple, l’objet d’une tentative d’assassinat à porte de son domicile, de la part d’un fanatique exalté ou d’un simple assassin à gages, on se demande encore »[31].
Dans les multiples activités d’Abd el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi insistait sur son engagement dans la lutte idéologico-culturelle pour la défense de l’identité algérienne contre les partisans de l’assimilation et de la soumission au colonialisme français.
Face à ces figures de la « politique politicienne », la « boulitique » selon la terminologie algérienne, le fondateur de l’Association des Oulémas représentait, pour le penseur Algérien, l’homme qui défendait une véritable idée, celle de l’identité arabo-islamique de l’Algérie.
Poursuivant l’idée du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis selon laquelle un peuple est libre même s’il est enchaîné à condition qu’il ait pas perdu la foi, la culture et la fierté de son passé, Malek Bennabi affirmait :« un peuple peut être libre même s’il est enchaîné, c’est irrationnel. Ce n’est pas le langage de la raison à cette époque où tout le monde était raisonnable et sage et où l’on se faisait Voix des Humbles ou Voix Indigènes[32] pour parler à son maître. Quel défi c’était à la face des ces « Zaïms » réunis alors en fédération à Constantine[33] d’où ils adressaient héroïquement de temps à autre « une protestation énergique » contre l’inconduite d’un administrateur. Il faut avoir des idées bien claires sur les origines et le développement des sociétés pour comprendre la force propulsive d’un tel défi et sa vertu rédemptrice. C’était le moment de « A Dieu va » quand l’âme algérienne échouée fort longtemps sur des rivages silencieux reprenait le flot comme une voile déployée dans laquelle soufflait le destin. Il n’était pas entré en effet dans la lutte avec les réserves et les calculs d’un « Zaïm » mais avec le don total de soi et la ferveur d’un mystique »[34].
Même s’il avait un profond respect pour l’action du cheikh Ben Badis, Malek Bennabi n’en avait pas moins un regard critique sur l’engagement politique de l’Association des Oulémas et de son fondateur. Le penseur Algérien dénonçait l’alliance des Oulémas avec les partisans de l’assimilation au sein du Congrès Musulman Algérien qui défendaient le rattachement de l’Algérie à la France, en 1936. Le Congrès approuva le projet Blum-Violette, prévoyant d’octroyer des droits politiques de citoyens français à environ vingt mille Algériens parmi les élites. L’alliance de l’Association du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis et avec les assimilationnistes au sein du Congrès Musulman était dû, pour Malek Bennabi, aux faiblesses idéologiques des Oulémas qui des entraîna leur fourvoiement dans une politique de compromission avec le colonialisme.
Selon le penseur Algérien, « l’Islah tint encore entre ses mains le sort de la renaissance en mettant à son service les ressources de l’âme musulmane tirée de sa torpeur. C’était son moment privilégié où le rapport idée-personne était au profit de l’idée islahiste qui connut son moment d’Archimède, son apothéose dans le Congrès Musulman Algérien, en 1936. Ce triomphe était-il définitif ? Il eut fallu que les Oulémas n’eussent pas dans leur univers culturel une cause perturbatrice du rapport idée-personne susceptible de la transformer de nouveau en rapport idée-idole.
Or les Oulémas portaient en eux un complexe d’infériorité vis-à-vis des intellectomanes politiciens qu’ils jugeaient comme leurs protecteurs. En fait – ils n’étaient pas eux même suffisamment immunisés pour ne pas permettre le retour offensif de l’idole déguisée en « Zaïm » faiseur de miracle politique et, avec lui, le retour de l’amulette sous la forme du bulletin de vote et le retour des Kermesses maraboutiques sous la forme de zerdas électorales auxquelles eux-mêmes convièrent le peuple à sacrifier. Les Oulémas ont eu, le vertige des hauteurs, sur cette cime où ils avaient porté l’Islah, en fondant le congrès musulman algérien en 1936. Le rapport idée-personne a échappé de leurs mains de cette hauteur pour tomber dans le bourbier politique où l’idole a remplacé l’idée. L’Islah traîna alors dans le ruisseau où coulait le champagne des festins électoraux mêlé parfois au sang pur du peuple versé pour des causes impures bien des fois »[35].
Au-delà de ces errements politiques, pour le penseur Algérien, les multiples aspects de l’engagement du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis étaient dus à l’environnement social dans lequel il évoluait. Celui-ci, ravagé par plusieurs siècles de décadence et soumis à près d’un siècle de colonisation française, nécessitait l’engagement total d’hommes, afin de redresser l’Algérie. Cette vision correspond aux idées de Malek Bennabi qui postulait que l’intellectuel arabo-musulman devait lutter sur tous les fronts, culturels, politiques, idéologiques, pour refuser sa condition d’être marginal et demeurer lui-même.
Selon Malek Bennabi, « la polyvalence de son rôle en est une conséquence. C’est le polémiste caustique, le croyant qui croit en la mission historique de sa religion, c’est le mystique qui demeure cependant fidèle à la plus stricte orthodoxie, c’est le pédagogue qui forme une génération d’intellectuels, le journaliste qui dirige et rédige le « Chihab », l’érudit qui a le courage d’entreprendre la correction et la réédition du livre d’Abou Bakr Ibn El Arabi : « Awacim Min El Kawacim ». Il est même à son temps perdu, le poète qui mettra sur les lèvres de la jeune génération les strophes du premier hymne national. C’est tout cela Ben Badis et plus encore »[36].
[1] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », Que-sais-je de l’islam, n°3, Alger, avril 1970, in Bennabi Malek, Mondialisme, Dar el-Hadhara, Alger, page 184
[2] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », Le Jeune Musulman, n°20, Alger, 24 avril 1953, in. Bennabi Malek, Colonisabilité, Dar el-Hadhara, Alger, 2003, page 218
[3] Le mouvement réformateur. Nous préférons utiliser le vocable de « réformateur » que celui de « réformiste » du fait de l’ambiguïté du terme « réformiste ». En effet, ce terme sert souvent à désigner une attitude politique opposée à l’option révolutionnaire. Cela est assez éloigné de l’action du mouvement réformateur au sein de l’Islam. Au sein de l’Islam le mouvement « réformateur » consista à revenir aux formes principiels de l’Islam afin de faire face au défit du temps. De fait, certains musulmans furent des réformateurs sur le plan religieux et des révolutionnaires sur le plan politique, comme Djamel ed-Din al-Afghani, d’autres furent des réformateurs sur le plan religieux et des réformistes sur le plan politique, comme le Cheikh Mohammed Abduh, enfin certains furent des conservateurs sur le plan religieux et des réformistes sur le plan politique, comme l’Emir Khaled.
[4] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », Révolution Africaine, n° 219, Alger, 30 avril 1970, in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 124
[5] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 185
[6] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 185
[7] Abdel-Malek Anouar, Anthologie de la littérature arabe contemporaine, Ed. Seuil, Paris, 1965, page 196
[8] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 185
[9] Pensons seulement au titre de l’emblématique ouvrage de Chekib Arslan : « Pourquoi les musulmans ont-ils reculé alors que d’autres ont avancé ? »
[10] Bennabi Malek, Le problème des idées dans le monde musulman, El Bay’yinate, Alger, 1990, page 137
[11] Bennabi Malek, Le problème des idées dans le monde musulman, op. cit., page 89
[12] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 120
[13] Hassan el-Basri : grand nom de la mystique musulmane, fondateur de l’école de Basra, mort en 728
[14] Soufyan eth-Thaouri : mystique et fondateur d’une école juridique, mort en 778
[15] Les plus importantes furent les nizarites d’Alamut, au nord de Téhéran, et du nord de la Syrie qui engendrèrent la secte des « assassins ». Sur l’ismaélisme cf. Henri Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, 1999
[16] Secte ismaélienne fondé par Hassan Qarmat dans sud de l’Irak. Elle réussi à fonder un Etat à Bahreïn vivant du pillage des pèlerins se rendant à la Mecque et de razzias dans le delta irakien.
[17] Mansour Halladj : mystique condamné à mort pour ces déclarations jugés hétérodoxes. Mort en 923
[18] Mohammed « Mohieddin » Ibn Arabi : grande figure de la mystique musulmane critiqué pour ses conceptions jugés hétérodoxes par certains Oulémas. Né en 1165 à Murcie mort en 1240 à Damas.
[19] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 120-122
[20] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 186
[21] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 122
[22] Journal créé par le Cheikh Ben Badis en novembre 1925 qui devint l’organe de l’association des Oulémas dès la création de l’association en 1931 et parut jusqu’en août 1939.
[23] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 123
[24] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit., page 218
[25] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 120
[26] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 124
[27] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit., page 218
[28] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit., page 218-219
[29] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit., page 219
[30] Dans une interview paru dans le journal El Moudjahid du 18 octobre 1968, Malek Bennabi affirmait : « Agir contre le mal, établir l’égalité, la rétablir ! Or toues ces notions n’ont un contenu que part l’Islam. Non pas l’Islam dans une perspective métaphysique débouchant sur le paradis ou l’enfer, mais un Islam conduisant à deux notions essentielles : la dignité de l’homme récupérée et le rétablissement de la justice sociale ».
[31] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 184-185
[32] La Voix des Humbles créée par le président de l’association des instituteurs indigènes Saïd Faci en mai 1922 à Oran, transférée à Constantine par son nouveau directeur Zénati ; parait jusqu’en décembre 1928. Zénati publie de juin 1929 à décembre 1930 La Voix des indigènes. En 1930, La Voix des Indigènes reprend sa parution. Ces publications défendaient l’ « œuvre » coloniale de la France en Algérie et l’assimilation et la francisation.
[33] Malek Bennabi fait référence à la Fédération de Elus créé en 1927 et dirigé par le Docteur Bendjelloul qui défendait l’assimilation.
[34] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 123-124
[35] Bennabi Malek, Le problème des idées dans le monde musulman, op. cit., page 81
[36] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 185